mercredi, mars 28, 2007

L'italien Alberoni nous parle d'amitié


« L’amitié est un réseau de rencontres en filigrane. Personne ne peut savoir d’avance si le phénomène se produira ou non. Une rencontre est toujours imprévisible et inattendue ; semblable en cela au bonheur qui ne se trouve jamais au lieu où nous le traquons…

La rencontre est un moment de vie où nous comprenons mieux à la fois le monde et nous-même, où nous percevons que l’autre nous aide à suivre la juste voie. Il n’y a pourtant pas identité de vues entre deux amis, ni même une mentalité semblable. Il est du reste nécessaire que l’autre soit différent de nous. Cette différence est précieuse précisément en ce qu’elle nous place dans une perspective autre que celle où nous sommes d’habitude…

Rien n’est plus éloigné de l’amitié que le rapport maître-élève. L’ami n’est pas un gourou qui possède la vérité ; sa révélation n’est pas un enseignement. C’est une démarche qui permet de parvenir à la même conclusion en partant de points de vue différents. C’est une convergence dans la vérité…

Seul un ami peut comprendre et apprécier sa singularité et la nôtre. Son expérience peut également nous montrer d’autres manières de vivre et produire en nous le désir de changer. Non pour lui ressembler dans le refus d’être nous-même mais pour être nous-même. Par sa différence, un ami peut nous révéler un de nos possibles dans lequel nous nous reconnaissons. L’expérience d’un ami est la seule que nous puissions utiliser.

Généralement, la connaissance des autres ne nous est d’aucune utilité. Nous ne pouvons l’appliquer à notre propre cas, elle nous apparaît comme fondamentalement étrangère. L’expérience des parents eux-mêmes est rarement applicable à leurs propres enfants…

Chacun se vit comme un être unique et pense que ce qui lui arrive n’appartient qu’à lui et n’est donc ni transmissible ni reconductible. Chacun se sent libre, chacun se sent capable de retourner les situations les plus hostiles à son avantage et de réussir là où d’autres ont échoué. L’expérience des autres ne serait donc d’aucune valeur.

En vérité, nous ne réussissons qu’à grand-peine à exploiter notre propre expérience. Nous recommençons les mêmes erreurs, nous répétons les mêmes situations, nous refaisons les mêmes paris, comme si nous reprenions toujours le même scénario.

En réfléchissant sur notre passé, nous ne sommes pas objectif, nous déformons les souvenirs, nous les falsifions, nous les embellissons ou nous les enlaidissons selon les cas. Notre mémoire devient un tissu d’images chargées de désirs de revanche et nous passons notre temps à les mettre en scène.

Ce n’est que devant un ami que nous ne nous mettons pas en valeur, que nous ne jouons pas notre propre attaché de presse. Avec un ami, nous sommes vrai.

En outre, un ami ne saurait nous tromper, nos relations avec lui s’établissent sous le signe de la sincérité. Nous l’écoutons avec honnêteté et impartialité, lucide et attentif. Tous les fantasmes, toute la théâtralité disparaissent.

Son expérience est à la fois empreinte d’un pathos de sentiments et de la lucidité de la raison. Aussi nous enrichit-elle tant sur le plan affectif que dans le domaine intellectuel…

Un ami n’est pas transfiguré. De mon ami, j’attends qu’il partage l’image que je me fais de moi-même, du moins dans une mesure raisonnable. Il ne faut pourtant pas qu’il me juge trop favorablement sinon je pourrais croire à de la flagornerie de sa part. Mais si son jugement est trop négatif ou trop éloigné de ce que je pense de moi-même, il ne me rend pas justice, et contredit, dès lors, une exigence fondamentale de l’amitié : à savoir que deux amis doivent avoir d’eux-mêmes des images réciproques semblables.

Non pas identiques naturellement car ils n’auraient plus rien à découvrir l’un de l’autre, mais sans dissonances excessives. Entre un ami et moi, je ne peux imaginer de méprise. N’importe qui peut se méprendre sur moi, sauf lui. Si un ami me comprend mal, tout sera fini entre nous. »


 
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